«La Suisse n’est pas une île»

5. Juli 2024, Le Temps, Aline Bassin

A Berne, il faut désormais compter avec Simon Michel. Le conseiller national PLR milite pour les bilatérales III. Il participe, à cet effet, au lancement ce jeudi de la plateforme Progrèsuisse. Entretien avec un entrepreneur engagé.

Bild-Quelle: Peter Schneider / KEYSTONE

Contrairement à ce que son nom présage, Simon Michel ne parle pas couramment français. Conseiller national PLR depuis octobre dernier, l’entrepreneur soleurois ne manie en revanche pas la langue de bois.

S’il s’est jeté dans le chaudron de la politique fédérale, c’est notamment pour défendre avec ferveur le dossier européen. A la tête d’Ypsomed, une société basée à Berthoud (BE) active dans les solutions contre le diabète, il sait ce que l’érosion des accords bilatéraux coûte. Le secteur des technologies médicales (medtechs) a été le premier touché par l’enlisement des relations entre Berne et Bruxelles.

En conséquence, son entreprise qui compte quelque 2400 employés a revu sa stratégie de développement et investit désormais prioritairement à l’étranger, notamment en Allemagne. Un choix qui n’empêche pas Simon Michel de s’engager activement en faveur des bilatérales III afin d’éviter que la Suisse ne se coupe de son principal partenaire commercial. Avec une douzaine d’autres personnalités, dont l’ancien secrétaire d’Etat en charge des négociations avec l’Union européenne (UE) Jacques de Watteville ou la directrice d’Alpiq Antje Kanngiesser, il lance aujourd’hui Progrèsuisse. Cette plateforme entend promouvoir activement la voie bilatérale auprès de la population.

Est-il encore possible de boucler les négociations avec Bruxelles avant la fin de l’année?

Il y a deux scénarios. Le plus optimiste prévoit que le Conseil fédéral peut encore ratifier un accord avant Noël. Les négociations sur le marché de l’électricité pourraient ralentir le tout car le conseiller fédéral chargé du dossier [Albert Rösti, ndlr] n’est pas forcément enclin à faire avancer les choses rapidement mais je reste confiant dans le fait qu’on va y arriver.

Il va aussi y avoir beaucoup de discussions pour savoir si on intègre ou non la clause de sauvegarde dans l’accord sur la libre circulation. Je pense que ce sera le cas car Bruxelles sait que c’est un sujet sensible en Suisse et que l’initiative «Pour la durabilité» [aussi connue sous le nom de «Pas de Suisse à 10 millions, l’initiative a été lancée par l’UDC et sera soumise au peuple, ndlr]. Ce serait certainement dans l’intérêt de l’UE de laisser une porte ouverte pour qu’une solution commune puisse être trouvée si ce texte devait être accepté.

A l’interne, c’est surtout la position des syndicats qui va être décisive pour l’adoption de nouveaux accords bilatéraux.

Les syndicats ont un catalogue de revendications de cinq pages qui, si nous l’acceptons tel quel, ferait que la Suisse ne serait plus une économie de marché fonctionnant librement. C’est clairement exagéré. Maintenant, ils sont revenus à la table des négociations et deux facteurs sont importants. D’une part, la protection des salaires doit être garantie car c’est aussi dans l’intérêt de l’économie. Il est bon pour tout le monde que les conditions restent les mêmes qu’auparavant. Nous devons donc trouver une solution pour les frais des travailleurs détachés mais c’est faisable.

Se pose donc cette autre question: que doit-on donner de plus aux syndicats? Pour les deux premiers paquets de bilatérales, nous avons trouvé un compromis entre partenaires sociaux qui était acceptable pour l’économie. Aujourd’hui, il s’agit de trouver une solution que le Parti socialiste puisse soutenir. Pierre-Yves Maillard [le président de l’Union syndicale suisse, ndlr] est un défenseur de la voie bilatérale et il sait que c‘est la meilleure solution pour les syndicats. C‘est un fin négociateur et il ira jusqu‘au bout, mais je suis convaincu qu’il ne tiendra pas le Parti socialiste en otage et que nous trouverons une solution dans l’intérêt de la Suisse.

Voyez-vous vraiment de la place pour un compromis?

J’en suis convaincu. Il y a un grand potentiel d’amélioration dans la collaboration entre les partenaires sociaux. En Suisse, une grande partie des conventions collectives de travail (CCT) n’atteignent plus le quorum et elles restent pourtant actives. A cet égard, on peut certainement clarifier et améliorer les choses, ce qui permettra aussi de donner de la stabilité aux employeurs. Je suis prêt à engager le dialogue.

Votre entreprise Ypsomed est-elle signataire d’une CCT?

Non, car pour nous, les critères de responsabilité sociale font partie intégrante de la bonne conduite d’une entreprise. Nous les avons donc intégrés. Les syndicats sont un modèle en déclin: trois quarts des entreprises de notre pays ne sont pas membres d’une CCT et seuls 15% environ de tous les travailleurs sont encore membres d’un syndicat.

Mais si l’extension des CCT était le prix à payer pour un accord avec les syndicats, que feriez-vous?

Je ne l’accepterai en aucun cas. Une intervention aussi massive sur le marché du travail n’est pas envisageable pour moi et pour une large partie de l’économie, d’autant plus que la protection des salaires est une priorité.

Pourquoi tenir une position aussi ferme?

En tant qu’entrepreneur, j’ai été confronté très tôt au problème causé par l’érosion des bilatérales II car, comme Ypsomed travaille dans les technologies médicales, nous avons déjà dû régler le problème. La medtech a été la première branche à être évincée en 2021 des accords de reconnaissance mutuelle [avec la non-actualisation de la nouvelle réglementation sur les dispositifs médicaux, ndlr].

Nous avons donc dû réagir de manière pragmatique et pris des mesures qui nous permettent de continuer d’avoir accès au marché européen. D’un point de vue réglementaire, nous ne sommes plus une entreprise suisse mais une entreprise européenne car nous certifions tous nos produits en Allemagne. Cela a été une décision difficile à prendre, mais nous n’avions pas le choix. En tant que Simon Michel, un politicien responsable, je veux tout faire pour éviter que ce scénario se généralise. Je suis un patriote qui voit ce que cet enjeu signifie et à quel point il est important pour notre pays.

On peut rétorquer que, justement, votre entreprise est florissante. Elle est aujourd’hui valorisée à plus de 5 milliards de francs à la bourse.

Oui. Mais la réalité c’est que dans les quatre années à venir, nous allons investir près de 1,5 milliard de francs dans de nouvelles usines dans le monde et pas un seul centime en Suisse, à l’exception de la recherche et du développement.

Pourquoi?

Avec le spectre de l’initiative «Pour la durabilité» et l’insécurité créée par l’abandon des négociations sur l’accord-cadre, c’est trop risqué. Comment pourrais-je développer un site ici si la Suisse venait à se couper du reste de l’Europe? Pourquoi y investir encore s’il y a un risque que les accords bilatéraux tombent avec la libre circulation des personnes, que nos pendulaires doivent recommencer à présenter leurs passeports aux frontières ou que nous venions à ne plus avoir de connexions aériennes directes avec les principales villes européennes? En vingt-cinq ans, nous avons tous oublié ce que cela signifie de faire partie d’un tel espace. Un pays qui s’isole n’est plus attractif pour des investissements.

Justement qu’est-ce qui vous a poussé à ne plus investir dans vos sites de production?

C’est une conjonction de facteurs. Cela a commencé en janvier 2015 avec la levée du taux plancher qui a rendu la situation difficile. Elle s’est depuis améliorée à cet égard, grâce à la couverture des risques de change et au fait qu’une partie de nos coûts sont désormais exprimés en euros. Mais un autre problème, c’est qu’il n’est pour ainsi dire plus possible de construire en Suisse. Avec notre droit d’opposition, nous avons l’une des réglementations les plus strictes au monde. Ai l leurs, on peut construire une fabrique en vingtquatre mois. En Suisse, ce n’est pratiquement plus possible. Enfin, le fait d’être intégré au marché commun est déterminant. Comme nous ne réalisons que 3% de notre chiffre d’affaires dans ce pays, contre pratiquement 55% dans l’UE, pourquoi devrais-je me compliquer la vie avec des problèmes de douanes et toutes les formalités administratives qui deviendraient réalité sans les bilatérales III?

Mais comprenez-vous que ces éléments, relativement intangibles, soient difficiles à comprendre pour la population?

Oui, absolument. C’est pourquoi je m’engage dans la politique en tant qu’entrepreneur, pour bâtir ces ponts entre les acteurs de l’économie, de la politique et la population qui ont fait le succès de notre pays. Je m’efforce d’expliquer très concrètement ce que cela signifie pour les entreprises suisses et internationales basées en Suisse, pour les jobs qu’elles créent et les recettes fiscales qu’elles génèrent. Tout cela contribue à notre prospérité. Je ne suis pas un politicien populiste aux grands slogans qui veut faire peur à la population! Nous, les entreprises cotées en bourse, ne nous plaignons que très rarement. Simplement nous agissons et nous trouvons une autre voie.

Avec votre plateforme Progrèsuisse, comment entendez-vous convaincre la population de l’importance de ces bilatérales III?

Nous voulons expliquer pourquoi, à l’instar des deux premiers accords, les bilatérales III sont une continuation logique et spécifique à notre pays, du développement de nos relations bilatérales avec l’UE. Ces accords apportent quelque chose à chacun d’entre nous. Il faut un réseau de personnalités de l’économie, de la politique, de la culture et de la société civile en Suisse qui fasse cela. Nous devons cesser de toujours expliquer pourquoi les accords bilatéraux ne sont pas mauvais, mais montrer leurs nombreux avantages. Rappeler en quoi c’est utile pour la recherche, les artistes, le tourisme, la medtech, l’électricité ou le secteur ferroviaire. Nous avons environ trois ans pour le faire car il va encore falloir du temps avant que le peuple vote mais nous voulons commencer par expliquer que cela a un sens. La Suisse n’est pas une île!

Si les Suisses ne veulent pas occuper ce type d’emploi, ils ont tout de même peur de la pression salariale…

Il n’y a pas de pression sur les salaires!

Ce n’est pas toujours ce que les syndicats disent…

Nous avons le plein-emploi. C’est tout simplement un mythe et les syndicats mentent. En Suisse, celui qui veut travailler le peut. Chez Ypsomed, nous engageons des gens qui ont 60 ans, même jusqu’à 70 ans et nous leur offrons un bon 2e pilier pour être attractifs. Le problème, ce n’est pas la crainte de perdre son travail ou le dumping salarial. Les gens ont surtout peur de l’immigration venue d’Afrique ou du Moyen-Orient. En Suisse romande, il y a plus de diversité qu’en Suisse alémanique et la population est probablement davantage habituée. Il faut probablement être plus strict en matière d’asile mais pas avec l’espace Schengen. C’est un travail qu’il faut faire avec l’Europe via les accords de Dublin.

Le camp bourgeois n’est pas non plus uni. Comment allez-vous faire pour convaincre?

Pour l’UDC, il s’agit de la ligne politique qui lui a permis de devenir le premier parti du pays même si elle n’a jamais amené une seule solution. Malgré tout, je connais des politiciens de cette formation qui sont ouverts au monde et souhaitent avoir une bonne relation avec notre principal partenaire commercial. A l’inverse, il y a aussi quelques membres du PLR qui sont surtout orientés sur le marché interne et ont une position qui se rapproche de celle de l’UDC. Je suis convaincu qu’une grande majorité de notre parti est à fond derrière le dossier.